Une boîte à outils sur l’utilisation des contre-discours Pour lutter contre le discours de haine en ligne

 

 

 

 

Introduction

Une grande partie du discours public dans le monde est devenue polarisée et venimeuse, et ce constat est d’autant plus vrai pour l’expression en ligne. Pour y remédier, certains pays ont tenté de recourir à l’outil de la législation, mais la criminalisation des discours ne les empêche pas de nuire, en particulier si l’on considère la nature illimitée et sans frontières de la sphère numérique. Bien que les entreprises privées propriétaires des réseaux sociaux suppriment chaque jour des millions de messages pour violation de la loi et de leurs propres règles internes, leurs pratiques de modération des contenus n’ont pas davantage de succès. Il existe cependant une autre méthode pour améliorer le discours public qui a jusqu’à présent largement échappé à l’attention : les contre-discours produits par les communautés locales. Cette méthode mérite d’être étudiée avec plus d’attention. Après tout, ce qui a le plus d’impact sur les discours et les comportements humains hors ligne, plus que la loi ou l’application de la loi, ce sont les normes du groupe, c’est-à-dire les règles non écrites, mais puissantes avec lesquelles les gens se gouvernent les uns les autres au sein d’une communauté.

Des normes de comportement ont toujours été enseignées et appliquées au cours d’innombrables conversations qui ne font pas l’objet d’un enregistrement, et ce principalement par des personnes qui connaissent personnellement leur public – parent.es, enseignant.es, camarades de classe, membres du clergé, voisin.es – et non par des gouvernements, des entreprises ou d’autres institutions. Il ne peut toutefois pas en aller de même dans l’univers numérique, car l’internet a profondément modifié la communication humaine : 1) les gens peuvent parler et se comporter sans les mêmes contraintes sociales que celles qu’il.elles ressentent hors ligne ; 2) des inconnu.es, y compris des personnes très différentes, communiquent entre eux beaucoup plus que jamais ; et 3) les conversations en ligne sont souvent enregistrées et peuvent être étudiées.

La communication sur la plupart des plateformes de réseaux sociaux est réglementée par les entreprises qui les possèdent et les exploitent et, dans une moindre mesure, par les gouvernements qui tentent de contraindre les entreprises à supprimer certaines formes d’expression. Ces formes de contrôle du haut vers le bas ont jusqu’à présent dominé les débats politiques relatifs à la manière d’améliorer le discours public en ligne. Pendant ce temps, cependant, des milliers de personnes ont discrètement pris l’initiative de produire des contre-récits aux contenus en ligne : elles tentent de faire respecter leurs propres normes en matière d’expression publique en réagissant aux contenus qu’elles jugent haineux, préjudiciables ou malveillants.

Le DSP cherche à identifier les meilleures réponses aux contenus préjudiciables, en particulier ceux qui augmentent le risque de violence entre les groupes, une catégorie d’expression que le DSP désigne comme les discours dangereux. Il y a plusieurs années, l’équipe du DSP a commencé à observer la production de contre-discours et de récits alternatifs. L’équipe en a progressivement trouvé un grand nombre d’exemples.

Bien que certains opèrent de façon isolée, de nombreux.ses intervenant.es forment des groupes bien coordonnés qui comptent des milliers de membres. Il s’agit d’un véritable travail de terrain : tou.tes les auteurices de contre-discours se sont mis à l’œuvre de leur propre initiative et sans être rémunérés.

Le DSP a étudié ces acteurices ainsi que leurs efforts afin de produire la première étude ethnographique sur les porteur.ses de contre-discours, une analyse détaillée de ce que ces personnes essaient d’accomplir, et une revue de la littérature relative à l’impact qu’elles ont réellement. D’une manière générale, leurs objectifs tendant à être similaires, mais leurs techniques sont étonnamment différentes. Le DSP a créé le contenu de cette boîte à outils en s’appuyant sur l’ensemble de ces travaux qui constituent, à notre connaissance, le plus grand corpus de recherche au monde sur le contre-discours.

Qu'est-ce que le contre-discours ?

Par contre-discours, on désigne la pratique qui consiste à répondre à un discours qui apparaît comme préjudiciable ou malveillant. Cela peut prendre de nombreuses formes, telles que le fait de mettre en question ou de jeter le discrédit sur un message dangereux, la critique d’un discours préjudiciable, l’amplification de points de vue alternatifs, la diffusion d’information fiable et la promotion de l’empathie et de la compréhension. Les organisations et les chercheur.euses utilisent différentes définitions du contre-discours. En voici quelques exemples représentatifs.

  • Le Dangerous Speech Project définit le contre-discours comme “toute réponse directe à un discours haineux ou préjudiciable qui cherche à l’affaiblir“. Le DSP distingue le contre-discours du contre-récit, lequel consiste à proposer un point de vue contraire à un autre sans répondre à un contenu ou à un message particulier : par exemple, un essai féministe est un contre-récit par rapport à la misogynie.
  • Le Conseil de l’Europe distingue également le contre-discours du contre-récit, qu’il appelle “discours alternatif”. Selon cette organisation internationale, “alors que le contre-discours est une réaction courte et directe aux messages haineux, le discours alternatif ne remet généralement pas en cause ou ne fait pas directement référence au discours de haine, mais modifie plutôt le cadre de la discussion“.
  • Nadine Strossen, défenseure des libertés civiles et ancienne présidente de l’American Civil Liberties Union (ACLU), une vénérable organisation de défense des droits aux États-Unis, considère les contre-récits comme une forme de contre-discours. Elle a décrit le contre-discours comme “un terme raccourci pour tout discours qui cherche à contrer ou à réduire les effets négatifs potentiels du discours de haine ou d’autres discours controversés. Une forme majeure de contre-discours est l’éducation ou l’information qui contrecarre les idées et les attitudes que le discours problématique reflète.”
  • La Mannerheim League for Child Welfare (Ligue Mannerheim pour la protection de l’enfance) écrit que “le contre-discours est le contraire du discours de haine.” Pour cette organisation, “le contre-discours est une expression humaine et empathique. Le but du contre-discours est de montrer que chaque personne a de la valeur. Dans les situations quotidiennes, le contre-discours consiste à se tenir aux côtés de la personne victime de discrimination.”
  • Joshua Garland et ses collègues, spécialistes du contre-discours, le définissent comme “une forme de réponse citoyenne à un contenu haineux afin de le décourager, de l’arrêter ou d’apporter un soutien à la victime, par exemple en soulignant les failles logiques du commentaire haineux ou en s’appuyant sur des faits pour contrer la désinformation.”

Bien que ces définitions diffèrent, toutes décrivent le contre-discours comme une réponse au discours de haine destinée à en diminuer les effets néfastes. Les divergences entre les définitions ont leur importance. Par exemple, les universitaires et les praticien.nes ne s’accordent pas sur la question de savoir si le contre-discours doit toujours être courtois. Certains soutiennent que ce doit être le cas, comme la Mannerheim League for Child Welfare, pour qui le contre-discours est une “expression humaine et empathique”, mais la plupart des définitions ne comportent pas de telle exigence. Une autre différence réside dans le fait que certaines définitions sont étroites (elles exigent un lien entre le discours original et la réponse) tandis que d’autres sont plus larges (elles rassemblent les catégories de contre-discours et de contre-récits ou de discours alternatif).

Le fait de répondre à un discours offensant n’est pas nouveau – les gens expriment depuis longtemps, d’une manière ou d’une autre, leur désaccord avec des commentaires qu’ils jugent préjudiciables. Mais le concept de contre-discours en tant que réponse à la haine est relativement récent.

L’utilisation du terme de contre-discours (en anglais, “counterspeech”, qui est également orthographié “counter-speech”) dans des textes imprimés remonte à une date aussi reculée que le début des années 1800. Cependant, dans tous les cas anciens qui ont été recensés, le terme désignait simplement la réfutation de n’importe quel type de discours (et non nécessairement des textes haineux ou préjudiciables). Par exemple :

  • Le discours et le contre-discours ne se répondaient pas l’un à l’autre. L’orateur parlait par-dessus la tête de l’autre.” (écrit en 1918 dans The Independent Vol. 95, un magazine hebdomadaire publié à New York entre 1848 et 1928).
  • Le premier contient trois discours sur l’amour, l’un de Lysias en faveur de la position selon laquelle un garçon devrait accorder ses faveurs à un amant froid et sans passion plutôt qu’à un amant enthousiaste et passionné, et deux de Socrate – le premier est un discours supplémentaire, dans le sens où de tels discours étaient habituels dans les tribunaux pour défendre la même cause que le précédent ; l’autre, au contraire, est un contre-discours en faveur du prétendant passionné, si sévèrement accusé dans le premier.” (Extrait des Introductions aux Dialogues de Platon de Schleiermacher, 1836).

La notion contemporaine de contre-discours est beaucoup plus récente et, comme l’illustre la figure ci-dessous, le terme est devenu beaucoup plus courant ces dernières années.

Figure tirée de Google Books Ngram Viewer – utilisation de termes dans les livres en anglais de 1820 à 2019

Aux États-Unis, on fait souvent remonter le concept de contre-discours au juge Louis D. Brandeis, magistrat à la Cour suprême des États-Unis, qui a écrit dans une célèbre opinion datant de 1927 que la meilleure réponse à un discours préjudiciable consiste à y répondre, et non à le censurer. Bien qu’il se soit joint au reste de la Cour pour confirmer la condamnation d’une femme californienne qui avait contribué à la création du Parti communiste du travail d’Amérique, Brandeis a déclaré :

Pour peu qu’il y ait le temps d’exposer par la discussion les mensonges et les erreurs, d’écarter la menace à travers un processus d’éducation, la solution qu’il convient d’appliquer consiste en davantage de paroles et de discours, et non en l’imposition du silence.”

Les juristes américain.es se réfèrent souvent à cette citation sous le nom de doctrine du contre-discours bien que Brandeis lui-même n’ait jamais employé ce terme. Sur la base de cette doctrine et d’autres idées apparentées, la Cour suprême a interprété la disposition de la Constitution américaine relative à la liberté d’expression d’une manière très large, ce qui en a fait la loi nationale la plus protectrice de la liberté d’expression au monde.

Qu'est-ce qu'un contre-récit ?

Les contre-récits sont souvent élaborés par des groupes ou des individus marginalisés qui entendent remettre en question les idées et les croyances dominantes qui entretiennent les stéréotypes, l’oppression ou l’exclusion. Ils visent à donner une voix aux personnes qu’on n’entend le plus souvent pas dans les récits dominants, ou qui y sont peu ou mal représentées. Les campagnes de contre-récit sont également fréquemment utilisées pour lutter contre l’extrémisme.

Parfois, de telles campagnes sont produites par des ONG ou des gouvernements et prennent la forme de courtes vidéos, de publicités ou même de jeux vidéo conçus pour atteindre une circulation virale au sein du public cible. Produite par l’ONG du même nom, Average Mohamed (en français, “un Mohamed moyen”) est une série de vidéos d’animation sur un immigrant somalien qui vit aux États-Unis, et constitue un bon exemple de ce type d’initiative de contre-récit. Le titre est également le nom du personnage principal des vidéos, lesquelles remettent en question la propagande utilisée par des groupes extrémistes tels qu’ISIS afin d’endoctriner et recruter de jeunes musulmans.

D’autres contre-récits sont diffusés dans le cadre de campagnes de terrain et sont souvent disséminés sur les réseaux sociaux autour d’un hashtag commun. Il en est ainsi de la campagne #MyFriend, lancée en 2015 par l’activiste birman et ancien prisonnier politique Wai Wai Nu. Les discours dangereux ciblant les musulman.es au Myanmar – en particulier sur les réseaux sociaux – ont attiré l’attention des universitaires et des praticien.nes des droits humains, et, en 2018, les enquêteurices de l’ONU ont déclaré que les réseaux sociaux avaient joué un “rôle déterminant” dans la campagne de crimes contre l’humanité et de génocide au cours de laquelle l’armée du Myanmar a tué plus de 10 000 musulman.es rohingyas.

La campagne #myfriend encourageait les Birman.es à poster des selfies avec des ami.es de différentes religions et ethnies en les accompagnant des hashtags #myfriend (en français, “mon ami.e”) et #friendshiphasnoboundaries (en français, “l’amitié n’a pas de limites”) dans le but de réduire “toutes les formes de discrimination, de haine, de discours de haine et de racisme extrême fondées sur la religion, l’ethnie, la nationalité, la couleur et le genre” et d’encourager “l’amour et l’amitié” entre les communautés. À cette époque, au Myanmar, s’exprimer directement contre le gouvernement revenait à risquer la prison, voire pire. La campagne #myfriend était un rejet subtil, mais clair des messages professant que les musulman.es rohingyas constituaient une menace pour le Myanmar et sa majorité bouddhiste.

Les partenaires

Le Future of Free Speech Project (Projet sur l’avenir de la liberté d’expression)

Le Future of Free Speech Project (FFS) a été lancé en 2020 par le think-tank danois Justitia et est devenu, depuis 2023, une collaboration entre Justitia et l’université Vanderbilt.

La valeur de la liberté d’expression

La liberté d’expression est le rempart de la liberté ; sans elle, aucune société libre et démocratique n’a jamais pu être établie ou prospérer. La liberté d’expression se trouve à l’origine de progrès scientifiques, sociaux et politiques sans précédent qui ont profité aux individus, aux communautés, aux nations et à l’humanité elle-même. Des millions de personnes tirent protection, connaissance et raison d’être du droit de contester le pouvoir, de remettre en question l’orthodoxie, de dénoncer la corruption et de s’attaquer à l’oppression, au sectarisme et à la haine.

Au FFS, nous sommes convaincu.es qu’une culture solide et résiliente de la liberté d’expression doit être le fondement de l’avenir de toute société libre et démocratique. Nous pensons que, même si l’évolution rapide des technologies comporte des défis inédits et de nouvelles menaces, la liberté d’expression doit rester un idéal essentiel et un droit fondamental pour toute personne, indépendamment de la race, de l’appartenance ethnique, de la religion, de la nationalité, de l’orientation sexuelle, du sexe ou du statut social.

La récession mondiale de la liberté d’expression

La liberté d’expression connaît un déclin à l’échelle mondiale depuis plus d’une décennie. Si rien n’est fait, cette détérioration de la liberté d’expression va mettre en danger la liberté individuelle, la société civile et les institutions démocratiques, ainsi que les progrès de la science et de la philosophie. De nombreuses raisons expliquent le déclin mondial de la liberté d’expression, notamment la montée de l’autoritarisme sur tous les continents. Même au sein des sociétés ouvertes, la démocratisation et la viralité du discours en ligne sont de plus en plus perçues comme une menace plutôt que comme une condition nécessaire au bon fonctionnement de sociétés libres, tolérantes et pluralistes. Les menaces – réelles ou imaginaires – que représentent les discours de haine, l’extrémisme, le terrorisme et la désinformation, ont conduit tant les régimes autoritaires que les gouvernements démocratiques, les entreprises de médias sociaux, les particuliers et les ONG à réclamer une réglementation plus stricte de la liberté d’expression. Pour ne citer qu’un exemple, le récent coronavirus a provoqué non seulement une crise globale de santé publique, mais aussi une pandémie mondiale de censure: tandis que de nombreux gouvernements s’efforçaient de supprimer la désinformation, d’autres ont profité de l’occasion pour s’arroger encore davantage de pouvoir sur la presse et l’expression en ligne. De telles mesures mettent non seulement sous pression tant la valeur de la liberté d’expression que le droit de s’exprimer librement, mais elles poussent également les défenseurs de la liberté d’expression à réexaminer, mettre à jour et améliorer les arguments justifiant l’importance de la liberté d’expression. Les leçons de l’histoire sont essentielles pour comprendre la valeur de la liberté d’expression, mais à l’ère numérique, où la propagande et la désinformation peuvent faire le tour du monde en quelques secondes, il ne suffit plus de s’appuyer sur des arguments éprouvés et avérés qui remontent aux époques antérieures.

Ce que nous faisons

Pour mieux comprendre et contrer le déclin de la liberté d’expression, le FFS cherche à répondre à trois grandes questions : Pourquoi la liberté d’expression est-elle en déclin à l’échelle mondiale ? Comment pouvons-nous mieux comprendre et conceptualiser les mérites et les répercussions négatives de la liberté d’expression ? Et comment pouvons-nous créer une culture mondiale résiliente de la liberté d’expression qui profite à toute personne ? Les objectifs consistent à mieux comprendre pourquoi nous avons besoin de la liberté d’expression et de mieux expliquer pourquoi la liberté de s’exprimer est à ce point fondamentale. Nous envisagerons également comment protéger la liberté d’expression tout en répondant aux préoccupations légitimes liées à la désinformation, à l’extrémisme et aux discours de haine.

Pour ce faire, nous poursuivons une démarche en trois volets : (1) Par le biais de sondages et de recherches, nous mesurons les attitudes mondiales à l’égard de la liberté d’expression et déterminons si les préoccupations et les arguments couramment utilisés pour justifier les restrictions à la liberté d’expression reposent sur des préjudices réels ou purement imaginaires. (2) Nous défendons et renforçons les normes existantes nécessaires pour résister au mouvement global de détérioration autoritariste de la liberté d’expression. (3) Par ses activités de sensibilisation, le FFS fournit aux militants, aux décideurs politiques, aux universitaires et à d’autres parties prenantes essentielles les données, les arguments et les normes indispensables pour contribuer à inverser la tendance de ce que le FFS appelle la récession de la liberté d’expression.

En fin de compte, le FFS vise à générer des connaissances et à susciter l’engagement nécessaire pour mobiliser les activistes, persuader les sceptiques, résister aux autoritarismes et cultiver une culture mondiale résiliente de la liberté d’expression.

Le Dangerous Speech Project (Projet sur le discours dangereux)

Le Dangerous Speech Project (DSP) est une équipe de recherche non partisane et sans but lucratif qui étudie les discours dangereux, c’est-à-dire toute forme de communication susceptible d’accroître le risque qu’un groupe de personnes s’en prenne violemment à un autre groupe. Le DSP tente de trouver les meilleurs moyens de contrer ce phénomène tout en protégeant la liberté d’expression. Le DSP ne fait pas partie d’une université ou d’aucune autre institution.

Mission

Le DSP envisage un monde libéré de la violence inspirée par des discours dangereux et dans lequel toute personne jouit pleinement de la liberté d’expression. Par le biais de la recherche, de l’éducation et de l’action politique, le DSP fournit aux individus les moyens de contrer les discours dangereux et la violence qu’ils catalysent.

Ce que nous faisons

Le DSP travaille principalement dans cinq domaines :

  1. Étudier et développer les idées utiles à propos des discours dangereux et de leurs conséquences néfastes

Nous collectons et analysons des exemples historiques et contemporains de discours dangereux dans le monde entier afin de mieux comprendre le lien entre l’expression d’un message et la violence. En nous appuyant sur ces recherches, nous avons rédigé un guide pratique détaillé pour identifier et contrer les discours dangereux en ligne et hors ligne. Notre FAQ fournit un aperçu de ces problématiques.

Dans le cadre de notre programme de bourses, nous avons commandé des études de cas détaillées et des ensembles de données sur les discours dangereux à des chercheurs de nombreux pays. En effet, de telles analyses sont bien mieux menées à bien par des personnes qui sont tout à fait familières avec les cultures concernées et parlent les langues propres au contexte de chaque cas.

  1. Analyser et évaluer les réponses aux discours dangereux et aux autres discours préjudiciables, en ce compris les discours d’incitation à la haine

Pour atténuer les effets des discours dangereux et d’autres formes d’expression préjudiciables, nous étudions la grande diversité des méthodes souvent créatives et anticonformistes que les individus et les organisations de la société civile ont développées pour réagir à de tels discours de manière constructive, en ce compris les contre-discours. Nous avons rassemblé un grand nombre de ces pionniers pour la première fois, à la fois en privé et de façon publique, ce qui a informé nos recherches et notre travail en général.

  1. Adapter, conceptualiser et diffuser les théories relatives aux discours dangereux pour les rendre disponibles aux communautés clés

Dans toute la mesure du possible, nous transmettons nos idées aux personnes qui peuvent les utiliser pour étudier les discours dangereux et les contrer. En plus de rendre nos publications largement accessibles, nous organisons également des formations et des ateliers pour divers groupes, et notamment des activistes, des éducateurices, des avocat.es, des équipes de recherche, des étudiant.es et des employé.es d’entreprises technologiques. Grâce à ces efforts et à d’autres, notre travail a pu servir à étudier et/ou contrer les discours dangereux dans des pays aussi variés que le Nigeria, le Sri Lanka, le Danemark, la Hongrie, le Kenya, le Pakistan ou les États-Unis.

  1. Conseiller et critiquer les décideurs en matière de régulation de l’expression

En tant qu’expert.es de la relation entre les discours et la violence, nous nous appuyons sur nos recherches pour conseiller l’industrie technologique sur les manières d’anticiper, de minimiser et de répondre aux discours préjudiciables afin de prévenir les actes de violence tout en protégeant la liberté d’expression.

Nous conseillons plusieurs entreprises technologiques sur leurs règles en matière de contenus en utilisant nos recherches pour répondre aux préoccupations relatives aux discours de haine, à la violence contre les femmes, aux armées de trolls de certains gouvernements, à la réglementation des contenus en période électorale, et aux discours incendiaires dans les pays qui présentent un risque de violence intercommunautaire significative.

  1. Promouvoir et protéger la capacité des chercheurs à étudier les contenus en ligne

Nous sommes fermement convaincu.es que les entreprises devraient collaborer avec des entités extérieures pour identifier les méthodes permettant de réduire les comportements préjudiciables sur leurs plateformes – et publier les résultats de la recherche de manière transparente. Dans ce but, le DSP est un membre fondateur de la Coalition for Independent Technology Research (en français, “coalition pour la recherche indépendante en matière de technologie”), qui s’efforce d’obliger les entreprises à ouvrir leurs données à la recherche d’intérêt public, de protéger les équipes de recherche qui collectent des données de façon indépendante, et de définir les meilleures pratiques en matière d’éthique et de protection de la vie privée dans le contexte de la recherche d’intérêt public.

Contexte du projet

La première phase du FFS (2020-2023) visait à étudier et inverser la “récession de la liberté d’expression” et à œuvrer en faveur d’une culture résiliente de la liberté d’expression. Le projet a atteint ses objectifs à travers des activités de recherche et de plaidoyer et en travaillant avec un éventail de parties prenantes telles que les entreprises de réseaux sociaux, les États, les institutions internationales et la société civile. Le FFS voulait examiner les raisons de cette récession qui est souvent attribuée au populisme autoritaire et à la répression qu’il génère à l’encontre de la dissidence, de la participation de la société civile et de la presse indépendante.

La seconde phase du FFS (2023-2026) s’appuie sur les résultats de la première et cherche à construire un cadre de référence dans lequel la liberté d’expression est valorisée et adoptée comme moyen de réduire les phénomènes négatifs en ligne. À ce titre, et en collaboration avec les meilleures institutions et organisations, nous développons des mesures de protection de l’expression (tant numériques qu’analogiques) pour lutter contre la haine, la désinformation et la propagande. Ainsi, plutôt que d’ignorer le fait que les discours extrêmes peuvent conduire à des dommages graves, le FFS se concentre sur l’exploration et la promotion de procédés non restrictifs qui utilisent la liberté d’expression et l’accès à l’information pour lutter contre la haine, la désinformation et la propagande autoritaire à l’ère numérique. L’un des résultats du FFS est la présente boîte à outils qui vise à donner aux internautes, aux activistes en ligne et aux organisations de la société civile les moyens de faire du contre-discours le mécanisme central de la lutte contre les maux qui surgissent dans l’agora numérique. Le FFS s’est associé au DSP qui, grâce à son expertise et à son expérience, a développé le contenu de cette boîte à outils qui, nous l’espérons, permettra à ses utilisateurices de mieux comprendre et de mieux utiliser les contre-discours.

En outre, en collaboration avec le Vanderbilt Data Science Institute, le FFS développe une application basée sur l’intelligence artificielle qui aidera ses utilisateurices à réagir rapidement aux discours de haine en ligne en utilisant des méthodes de contre-discours. Cette application s’appuie sur de vastes modèles de langage (en anglais, “large language models” ou LLM) tels que ChatGPT et offrira à l’utilisateurice la possibilité de télécharger un message problématique qu’il.elle a repéré en ligne afin de générer une réponse qui adopte le style et le ton propres de l’utilisateur. Afin de configurer et de personnaliser son fonctionnement, l’application prend en compte les informations fournies par l’utilisateurice, telles que ses valeurs et des échantillons d’écriture, ainsi qu’une collection personnalisable de documents contenant des stratégies de réponse aux discours de haine. En outre, l’application aura accès à une base de données sur le contexte des discours de haine, laquelle contiendra des informations telles que les abréviations et le vocabulaire utilisés par les groupes extrémistes, éléments qui pourraient autrement passer inaperçus lors d’un premier examen du contenu. Après la configuration initiale des préférences personnelles, l’utilisateurice pourra soumettre un message offensant et l’application y rédigera une réponse. L’objectif n’est pas d’automatiser complètement la production de contre-discours, mais de la simplifier et d’aider les utilisateurices à rédiger des réactions efficaces. L’espoir de ce projet est d’alléger le fardeau des auteurices de contre-discours face à la prolifération des discours de haine en ligne, tout en soutenant la liberté d’expression.

Nous espérons donc que la présente boîte à outils et l’application à venir seront utiles à tout qui travaille ou souhaite travailler sur l’utilisation des contre-discours pour lutter contre la haine en ligne.

À quel type de contenu le contre-discours répond-il ?

Les auteurices de contre-discours choisissent eux-mêmes les contenus qui méritent une réponse à leurs yeux, de sorte que leurs décisions sont subjectives et variées. Certains groupes assignent à quelques-uns de leurs membres le rôle de sélectionner le contenu auquel les autres répondent. Dans tous les cas, les porteur.euses de contre-discours décident eux.elles-mêmes non seulement du contenu, mais aussi des sources ou des personnes à contredire. Par exemple, certain.es réfutent la propagande d’État, même si cela les expose parfois au risque de représailles de la part de gouvernements puissants et rancuniers et/ou de leurs partisan.es.

Lorsqu’on leur demande quel type de contenu il.elles recherchent, la plupart des auteurices de contre-discours interrogés par le DSP répondent par “les discours de haine”. Il.elles réagissent également à d’autres types de contenus, et ce toujours parce qu’il.elles les jugent préjudiciables, notamment les discours dangereux, la désinformation et les contenus terroristes (qui constituent en eux-mêmes une catégorie éclectique). Ces catégories de contenus, qui peuvent toutes se recouper entre elles, sont présentées ci-dessous.

 

 

Le discours de haine

“Hate speech” est le terme le plus courant, en anglais, pour désigner les contenus controversés ou problématiques, et des variantes de cette expression sont utilisées dans d’autres langues. Bien qu’il n’existe pas de définition du discours de haine qui fasse consensus, toutes les définitions s’accordent à décrire des contenus qui dénigrent ou attaquent des personnes non pas en tant qu’individus, mais parce qu’elles font partie d’un groupe humain particulier.

Par conséquent, si un enfant dit à sa mère “je te déteste”, il ne s’agit pas d’un discours de haine, car l’émotion est uniquement dirigée contre la mère en tant que personne, et non en tant que membre d’un groupe. On peut également espérer que l’émotion de l’enfant n’est pas suffisamment forte ou durable pour être qualifiée de haine, bien qu’il n’y ait pas non plus de consensus sur ce que signifie exactement la “haine”. Le “discours de haine” est très rarement codifié ou défini dans la loi. Les Nations Unies, dans leur Stratégie et plan d’action pour la lutte contre les discours de haine, proposent cette définition très large : “tout type de communication, qu’il s’agisse d’expression orale ou écrite ou de comportement, constituant une atteinte ou utilisant un langage péjoratif ou discriminatoire à l’égard d’une personne ou d’un groupe en raison de leur identité, en d’autres termes, de l’appartenance religieuse, de l’origine ethnique, de la nationalité, de la race, de la couleur de peau, de l’ascendance, du genre ou d’autres facteurs constitutifs de l’identité.” Il n’existe pas de définition du discours de haine dans le droit international des droits humains. Les Nations Unies notent que “ce concept est encore largement contesté.”

Le discours dangereux

Le discours dangereux désigne toute forme d’expression (en ce compris l’expression orale, les textes ou les images) qui peut augmenter le risque que son audience approuve la violence contre les membres d’un autre groupe ou y participe. Certain.es producteurices de contre-discours choisissent de réagir au discours dangereux, car il s’agit d’une catégorie plus restreinte et plus objective que le discours de haine, et parce qu’il.elles considèrent la violence intercommunautaire comme un mal qu’il est particulièrement important d’essayer de prévenir. Au Canada, par exemple, le groupe #wearehere (en français, “nous sommes ici”) recherche les discours dangereux et y répond.

L’idée du discours dangereux est apparue après que le DSP ait observé des similitudes frappantes dans la rhétorique utilisée par des dirigeant.es pour provoquer des violences dans des pays, des cultures et à des périodes historiques complètement différentes. L’une des caractéristiques rhétoriques, ou l’un des schémas récurrents, des discours dangereux, est la déshumanisation, c’est-à-dire le fait de qualifier les membres d’une autre communauté d’insectes, d’animaux méprisables ou dangereux, de bactéries ou de cancer. La rhétorique seule ne suffit cependant pas à rendre un message dangereux ; le contexte dans lequel il est émis est tout aussi important.

> Pour plus d’information sur #iamhere (dont #wearehereCanada fait partie), consultez la section Exemples.

La désinformation et la mésinformation

Ces deux termes désignent la fausseté d’une information. La désinformation est diffusée par des personnes qui savent qu’elle est fausse, et la mésinformation est diffusée par des personnes qui la pensent à tort exacte, de sorte que le même contenu peut constituer à la fois de la désinformation et de la mésinformation en fonction de la personne qui le diffuse. Dans tous les cas, une information mensongère peut provoquer des dommages significatifs et mesurables. Les affirmations selon lesquelles le COVID était loin d’être aussi dangereux que les vaccins qui lui étaient opposés en offrent un exemple récent et frappant. En réaction à ce type de message, de nombreuses personnes ont refusé de se faire vacciner et certaines d’entre elles en sont mortes inutilement. Un autre exemple récent est l’affirmation par la Russie, avant l’agression contre l’Ukraine en février 2022, que l’une des principales raisons de l’invasion était que l’Ukraine était dirigée par des nazis. Son président, Volodymyr Zelensky, est juif.

Les contre-discours tentent souvent de réfuter la désinformation et la mésinformation dans l’espoir d’en protéger les gens en les persuadant que ces allégations sont erronées. Le plus grand collectif suédois de contre-discours, #jagärhär (“Je suis ici”), qui a vu le jour en 2016, mobilise souvent ses membres pour contrer la désinformation qui incite à la haine. Dans un cas, les commentaires sous un article rapportant qu’il y avait eu plusieurs cas confirmés de peste bubonique en Chine comportaient de nombreuses remarques qualifiant la Chine de “pays contagieux” ainsi que beaucoup d’autres suggérant que c’était le régime alimentaire chinois qui avait causé la maladie. En réponse, les membres de #jagärhär ont entrepris de rédiger des commentaires contestant l’idée que le régime alimentaire chinois soit particulièrement dangereux, corrigeant les informations erronées sur la peste, et qualifiant de racistes de nombreux commentaires du fil de discussion.

 > Pour plus d’information sur #jagärhär, consultez la section Exemples.

Les contenus terroristes et extrémistes violents (TVEC)

Le terme “contenu terroriste et extrémiste violent” (en anglais, “terrorist and violent extremist content”, ce qui est abrégé par le sigle TVEC) est utilisé par certains gouvernements et certaines entreprises technologiques pour décrire des contenus qui glorifient ou promeuvent le terrorisme et qui peuvent être utilisés pour recruter des personnes comme terroristes. Le ministère néo-zélandais de l’Intérieur définit le TVEC comme du “matériel haineux ou controversé (illégal) qui promeut des opinions extrémistes dangereuses telles que :

  • Articles, images, discours ou vidéos qui promeuvent ou encouragent à la violence.
  • Sites web créés par des organisations terroristes ou extrémistes.
  • Les vidéos d’attaques terroristes et tout autre contenu qui promeut l’extrémisme violent.

Des contre-récits sont souvent utilisés pour tenter d’affaiblir les contenus que les groupes extrémistes utilisent pour susciter l’adhésion de nouveaux membres. Dans la plupart des cas, ces campagnes de contre-récit sont conçues pour atteindre leur public avant même qu’il ne soit confronté à des contenus de TVEC en ligne, afin de l’immuniser contre le risque de recrutement. Il en est ainsi des vidéos animées intitulées Average Mohamed (en français “Mohamed Moyen”), dont le personnage principal est un immigrant somalien aux États-Unis. Dans l’une d’entre elles, Average Mohamed demande “quelle est la description de votre travail lorsque vous rejoignez l’État islamique ?” Il répond ensuite à sa propre question : “tuer, décapiter et terroriser des innocents, détruire des sites du patrimoine mondial, et mettre au pouvoir des personnes malfaisantes qui n’ont pas été élues.” Et il conclut: “Contrairement à ce que prétend la propagande, ce n’est pas exactement Disneyworld, n’est-ce pas ?

Les contenus TVEC sont interdits sur la plupart des plateformes en ligne et sont illégaux dans de nombreux pays. Lorsque vous planifiez des stratégies de contre-discours et de contre-récit, il est donc important de garder à l’esprit que le contenu original sera probablement supprimé à un moment ou à un autre.

Les objectifs des contre-discours

Les personnes qui choisissent de réagir à des discours de haine au lieu de les ignorer ont souvent à la fois des motivations variées et un objectif global qu’elles partagent avec de nombreux.ses autres porteur.euses de contre-discours : améliorer le discours en ligne.

De nombreux porteur.euses de contre-discours affirment que leurs messages et commentaires s’adressent principalement à ceux.elles qui lisent des discours de haine – les auditeurices silencieux.ses – plutôt qu’à ceux.elles qui les écrivent. Certains espèrent modifier les opinions du “centre malléable” des auditeurices (les indécis.es), c’est-à-dire les personnes qui consultent les discussions en ligne enflammées qui opposent les partisans de courants d’opinion contraires, mais savoir elles-mêmes d’idées définitives sur les sujets qui y sont discutés. D’autres tentent également d’atteindre les personnes qui sont déjà convaincues du bien-fondé du contre-discours, mais n’osent pas encore exprimer leur point de vue en ligne. Le recrutement de nouveaux.elles porteur.euses de contre-discours  augmenterait en effet la quantité de contre-discours en circulation et, après tout, il est plus facile de mobiliser quelqu’un lorsqu’il n’est pas nécessaire de modifier ses opinions. D’autres auteurices de contre-discours (et parfois les mêmes) peuvent encore avoir un autre objectif : soutenir les personnes qui ont été dénigrées ou attaquées par des discours de haine. Il.elles cherchent par là à atténuer les effets négatifs du discours de haine sur ses cibles. Il existe également des porteurs de contre-discours qui tentent de persuader les auteurices de discours de haine de renoncer, soit en les éduquant, soit en utilisant des tactiques de pression sociale telles que l’exposition à la honte publique. Il peut paraître plus difficile de modifier les opinions ou le comportement de l’auteurice original d’un discours de haine que d’influencer le public, mais ce n’est pas impossible. En fait, le contre-discours en ligne a pu y parvenir de manière spectaculaire.

Le cas de Megan Phelps-Roper en fournit un exemple bien documenté. Ayant été élevée dans la Westboro Baptist Church, une église sectaire et d’extrême droite qui avait été fondée par son grand-père, elle a, dès l’adolescence, fait tout ce qu’elle pouvait pour répandre sa haine virulente de l’homosexualité et des personnes gays, ainsi que d’autres discours dangereux professés par l’église. Elle a ouvert un compte Twitter à cet effet. C’est là que les contre-discours en ligne d’inconnu.es l’ont lentement amenée à remettre en question les croyances qu’elle défendait avec ferveur, au point de quitter l’église Westboro, d’être excommuniée par sa famille et de devenir une porteuse de contre-discours contre les opinions qu’elle avait antérieurement répandues. Mme Phelps-Roper a publié un livre décrivant son expérience et présenté une elle y propose des idées pour développer des contre-discours de manière convaincante.

> Pour plus d’information sur Megan Phelps-Roper, consultez la section Exemples.

 

 

 

Stratégies utilisées dans les contre-discours

Le contre-discours peut emprunter de nombreuses formes différentes, et les porteur.euses de contre-discours utilisent une variété de stratégies de communication. Vous trouverez ci-dessous la description des stratégies les plus courantes ou les plus intrigantes.

 

Amplification

La réaction la plus courante face à un contenu préjudiciable ou répréhensible en ligne – comme face à toute autre chose offensante – consiste à essayer de s’en débarrasser ou à souhaiter que quelqu’un d’autre le fasse disparaître. Cependant, certaines personnes font exactement le contraire : elles attirent davantage l’attention sur les discours de haine ou les contenus nuisibles en les diffusant largement ou en les rendant littéralement plus grands ou plus visibles. Le DSP a dénommé cette stratégie “l’amplification”.

Les personnes qui recourent à l’amplification reprennent souvent des conversations qui ont eu lieu entre un petit nombre de personnes pour les republier dans un espace public beaucoup plus vaste (en ligne ou hors ligne) afin que beaucoup plus de monde puisse les voir. Cela peut sembler contre-intuitif : pourquoi créer une plus grande plateforme pour les discours préjudiciables ou controversés si l’objectif ultime est de réduire la quantité de haine en ligne ?

Attirer l’attention d’un public plus large sur des contenus odieux peut servir de tactique pédagogique – par exemple, si l’on montre aux hommes le type de harcèlement auquel les femmes sont confrontées en ligne. L’amplification peut également obliger les gens à réfléchir à des vérités inconfortables et essentielles qu’il.elles connaissent, mais n’aiment pas admettre. Par exemple, le projet brésilien de contre-discours Mirrors of Racism (en français, “les miroirs du racisme”) a recueilli des messages racistes sur les médias sociaux puis les a exposés en grosses lettres sur des panneaux d’affichage. Un Brésilien blanc interrogé juste après être passé devant l’une de ces affiches a déclaré que les gens comme lui disent que leur pays n’est pas raciste, mais le panneau d’affichage a démontré à quel point c’est faux.

Ensuite, lorsqu’un contenu est proposé à une audience plus large, il est très probable qu’au moins certains membres de ce nouveau public ne partageront pas les mêmes normes en matière d’expression que l’auteurice original.e. Le nouveau public peut réagir par un contre-discours qui reflète ses propres normes.

> Pour plus d’information sur Mirrors of Racism, voir la section Exemples.

Empathie

Certain.es porteur.euses de contre-discours recourent à l’instrument de la communication empathique pour changer le ton du discours en ligne. Il.elles répondent avec compassion à ceux.elles qui affichent leur haine afin d’essayer d’établir un lien avec eux.elles et de faire en sorte qu’il.elles se sentent entendu.es et compris.es. Cela peut contribuer à modifier les comportements, voire les croyances. Par exemple, Dylan Marron, acteur, écrivain et créateur de contenus en ligne, a pris contact avec des lecteurices qui lui avaient envoyé des messages odieux et malveillants pour les inviter à un entretien téléphonique. Lorsque certain.es acceptaient l’invitation, il a pratiqué ce qu’il appelle “l’empathie radicale” pendant les conversations qui ont suivi. Il a présenté son initiative dans un podcast et un livre, tous deux intitulés Conversations with People Who Hate Me (en français, “conversations avec les gens qui me haïssent”).

Les contre-discours utilisent également la communication empathique pour offrir de l’aide aux personnes qui ont été victimes de discours hostiles en ligne et pour établir des normes de civilité dans des espaces en ligne particuliers. Pour comprendre que le contre-discours basé sur l’empathie peut entraîner des transformations spectaculaires, il suffit de s’intéresser au cas de Megan Phelps-Roper, dont les croyances et la vie ont été transformées par le contre-discours en ligne. Elle rapporte que le ton empathique de certains des porteur.euses de contre-discours qui se sont adressé.es à elle a fait toute la différence.  Il.elles lui ont tendu la main à un niveau personnel en abordant par exemple des sujets tels que la musique et la nourriture. Comme l’explique Phelps-Roper :

Je commençais à connaître ces personnes et à sentir que je faisais partie de cette communauté, même s’il ne s’agissait pas d’amitiés proches. Ce n’est pas que je me disais consciemment ‘oh, je ne veux pas heurter ces gens’, mais je voulais désormais communiquer notre message d’une manière qu’ils puissent entendre. J’en suis venue à me soucier de ce qu’ils pensaient.”

Phelps-Roper considère ce sentiment croissant de communauté entre elle et ceux.elles qui lui ont répondu comme l’une des principales raisons du succès des efforts de contre-discours.

> Pour plus d’information à propos de Megan Phelps-Roper, consultez la section Exemples.

L'éducation

On parle de contre-discours éducatif lorsque des personnes répondent directement à un message de haine ou un contenu préjudiciable en ligne d’une manière qui fournit à l’auteurice de ces messages ou au public de nouvelles informations, au lieu de simplement exposer publiquement leur comportement afin de leur faire honte.

Lors des entretiens menés par le DSP avec les porteur.euses de contre-discours, beaucoup ont déclaré que leur objectif principal était d’éduquer les gens (soit la personne qui diffuse des messages de haine, soit le public). Les producteurices de contre-discours peuvent rectifier les fausses informations malveillantes, expliquer en quoi ces messages incitent à la haine, ou même amplifier les discours de haine afin d’informer le grand public de leur existence et de le sensibiliser à la nécessité d’intervenir.

Le groupe suédois #jagärhär (en français, “Je suis ici”) et ses homologues dans plus d’une douzaine de pays constituent un éminent exemple de cette tactique. Mina Dennert, une journaliste suédoise, a fondé #jagärhär en 2016 après avoir remarqué une soudaine recrudescence de xénophobie et d’autres formes de haine en ligne. Après avoir commencé à y répondre, elle a recruté de l’aide. Elle décrit les premiers jours du mouvement : “Je posais des questions aux personnes qui suivaient les blogueur.euses malveillant.es et les faux sites de médias, et je leur fournissais des liens vers des informations fiables dans le but de mettre fin à la rhétorique du “nous et eux” et d’aider ces individus qui avaient été amenés à croire aux mensonges au point de vivre dans la peur et de dans la haine des immigrés, des musulmans et des femmes. J’ai créé ce groupe pour obtenir l’assistance de mes ami.es afin qu’il.elles m’aident à aider ces gens à se libérer de leurs peurs et de leur haine.”

> Pour plus d’information sur #jagärhär, consultez la section Exemples.

L’humour

Certain.es auteurices de contre-discours écrivent des réponses humoristiques, et ce pour diverses raisons. Tout d’abord, cela attire les lecteurs, car la majorité des gens aiment l’humour. C’est aussi une manière de réconfort pour les auteurices de contre-discours, en particulier lorsqu’il.elles répliquent à des agressions dont il.elles sont eux-mêmes la cible. Hasnain Kazim, un journaliste allemand dont les parents ont immigré du Pakistan vers l’Allemagne, a été harcelé dès son enfance en raison de son nom et de la couleur de sa peau, et à l’âge adulte il a reçu des avalanches de courrier odieux. Ses réponses humoristiques aux courriels haineux lui ont servi de mécanisme de défense qui transformait la douleur en divertissement. Lorsqu’il en a publié certaines sur les réseaux sociaux, cela lui a valu de fervent.es admirateurices qui l’ont supplié d’écrire un livre sur le sujet. Il en a écrit trois à ce jour.

“J’essaie souvent de prendre les choses avec humour, même si je n’ai pas envie de rire en lisant les lettres”, écrit Kazim en référence au courrier malveillant qu’il reçoit depuis des années. “L’humour est un moyen de faire face à toute cette haine, de l’endurer et de la supporter. L’humour est une bonne arme contre la peur”, poursuit-il avant d’ajouter : “Idéalement, l’humour est aussi une arme contre les expéditeurices de courrier de haine, notamment lorsqu’il parvient à les atteindre, à les démasquer ou au moins à les forcer à réfléchir. Cela ne marche pas toujours, mais cela fonctionne suffisamment souvent pour que cela vaille la peine de s’engager dans cette voie. L’important est de ne jamais haïr en retour. Sinon, on a perdu dès le départ.”

Les membres de Reconquista Internet (RI), un groupe de contre-discours fondé par l’humoriste allemand Jan Böhmermann en 2018, recourt fréquemment à l’humour. Le groupe a été créé pour contrer le discours de haine diffusé par un autre groupe – Reconquista Germanica (RG) “un groupe haineux très bien organisé qui visait à perturber les discussions politiques et à promouvoir le parti populiste et nationaliste de droite Alternative für Deutschland (AfD)”. Parce que les membres de RI se concentraient sur un opposant spécifique, il.elles utilisaient parfois l’humour pour ennuyer leurs adversaires. “Nous voulions ruiner l’internet pour les gens qui l’ont ruiné pour nous”, a déclaré un membre de RI en riant. À titre d’exemple, il explique avoir inondé un serveur Discord utilisé par les membres de RG avec des expressions idiomatiques allemandes traduites en anglais, simplement “parce que cela nous faisait rire”.

L’humour peut parvenir à faire changer d’avis une personne qui diffuse sa haine en ligne, surtout lorsque cette personne est elle-même l’objet de la plaisanterie. De plus, l’approche humoristique retient souvent l’attention et rend la pratique du contre-discours divertissante pour ses adeptes, ce qui peut alors encourager les gens à s’engager durablement dans la production et la diffusion de contre-discours.

> Pour plus d’information sur Hasnain Kazim et Reconquista Internet, voir la section Exemples.

L’exposition publique à la honte

L’humiliation en ligne est une stratégie habituelle lorsqu’il s’agit de punir des propos ou d’autres comportements en ligne et hors ligne. Cette tactique met systématiquement en évidence la divergence entre les normes d’une communauté et le comportement d’un individu. L’exposition publique ridiculise un individu, le plus souvent dans un espace public vaste, et sert également d’avertissement quant aux conséquences d’une infraction aux normes de la communauté.

Le cas de Justine Sacco a été l’un des premiers exemples célèbres d’exposition publique à la honte en ligne. Comme le raconte le journaliste Jon Ronson dans son livre So You’ve Been Publicly Shamed (2015), Sacco, une professionnelle dans le secteur des relations publiques, avait, lors d’un long voyage en 2013, tweeté des remarques insultantes sur les ressortissants de plusieurs pays, suggérant que les Anglais avaient de mauvaises dents et qu’au moins un Allemand manquait de déodorant. Ensuite, juste avant d’embarquer pour un vol long-courrier à destination du Cap, Mme Sacco avait tweeté : “Je vais en Afrique. J’espère ne pas attraper le sida. Je plaisante. Je suis blanche !”

Le temps qu’elle parvienne à destination, des dizaines de milliers de personnes avaient réagi avec colère à son tweet, et elle se trouvait en tête des sujets populaires au niveau mondial sur Twitter. Certains rectifiaient son erreur (laquelle était sans doute intentionnelle) en soulignant que les Blancs pouvaient assurément attraper le sida. L’indignation s’était rapidement transformée en schadenfreude pour certaines personnes, qui attendaient avec impatience l’atterrissage de l’avion de Mme Sacco pour la voir assister à sa propre chute. “Tout ce que je veux pour Noël, c’est de voir la tête de @JustineSacco lorsque son avion atterrira et qu’elle consultera sa boîte de réception ou sa messagerie vocale”, avait tweeté l’un.e d’entre eux.elles. Il.elles avaient recruté un homme en Afrique du Sud pour qu’il se rende à l’aéroport du Cap et prenne une photo de Mme Sacco pour la partager avec la foule qui, sur Twitter, s’était rapidement agglomérée autour du hashtag #HasJustineLandedYet (en français, “est-ce que Justine a déjà atterri”). Rapidement, Mme Sacco a été licenciée et sa vie a subi d’autres conséquences tangibles. De nombreuses autres personnes ont également été licenciées après avoir été soumises à une humiliation publique en ligne.

 

Considérations pratiques

Avant de vous engager dans la pratique du contre-discours, vous devez connaître les risques que cela implique. Les auteurices de contre-discours peuvent parfois se voir critiqué.es et attaqué.es en raison de leur action. Ces risques sont plus aigus pour qui s’exprime contre un régime autoritaire. Si vous envisagez de devenir porteur.se de contre-discours, il est important d’apprendre à vous protéger avant de commencer.

PEN America, une ONG qui défend la liberté d’expression, les écrivain.es et la littérature, a élaboré des lignes directrices pour pratiquer le contre-discours en toute sécurité, dans le cadre d’un “manuel de terrain” destiné à lutter contre le harcèlement en ligne. Le guide recommande tout d’abord d’évaluer la menace sur le plan de la sécurité tant physique que numérique. Les risques pour votre sécurité dépendent du contexte. Les facteurs à prendre en compte sont : votre localisation, la personne à laquelle vous répondez et le sujet abordé, ainsi que la quantité d’informations personnelles disponibles en ligne à votre sujet.

Les stratégies auxquelles vous recourez dans votre réponse peuvent également participer à votre protection. S’engager aux côtés d’autres personnes peut s’avérer utile, car vous ne deviendrez pas une cible isolée et d’autres personnes pourront rapidement vous soutenir si vous êtes attaqué.e en ligne. Éviter de répondre directement à l’auteurice peut également permettre de prévenir un conflit. Attachez-vous plutôt à employer des contre-discours qui peuvent influencer positivement les autres personnes qui lisent vos interventions – ce sont celles que vous avez le plus de chances de persuader. Sur les réseaux sociaux, vous pouvez également “aimer” le contre-discours écrit par d’autres, ce qui amplifie leurs messages tout en limitant votre exposition personnelle.

 

 

Examples

#iamhere (en français, “je suis ici”)

#iamhere est un réseau collectif international de contre-discours qui a été fondé par Mina Dennert en Suède en 2016. Il compte plus de 150 000 adhérent.es et est actif dans 17 pays. Les membres travaillent ensemble par le biais de groupes Facebook nationaux pour écrire, poster et amplifier leur contre-discours, lequel réagit aux commentaires sur les articles d’actualité publiés sur la plateforme. Les membres suivent un ensemble de règles pour la rédaction de leur contre-discours : il s’agit notamment d’adopter un ton respectueux et non condescendant et de ne propager ni préjugé ni rumeur. Pour accomplir leur mission, les membres de #iamhere recherchent sur Facebook des commentaires haineux publiés sous des articles d’actualité et sur des pages publiques, qu’ils transmettent ensuite aux administrateurs afin que ceux-ci en sélectionnent quelques-uns que l’ensemble du groupe réfutera par des réponses fondées sur des faits vérifiés. Dans un mouvement collectif, les membres publient et “aiment” les commentaires de leurs camarades dans les fils de discussion pertinents. Puisque le système de classement de Facebook répartit les messages en fonction de l’engagement (likes et réponses), il.elles parviennent ainsi à mettre en avant leurs propres réactions courtoises et à reléguer les remarques haineuses ou xénophobes au fond des fils de discussion, où elles ont peu de chances d’être vues.

Les membres de #iamhere disent essayer d’amplifier les commentaires qui sont  argumentés avec logique, bien écrits et basés sur des faits, qu’ils soient écrits par des membres du collectif ou non. L’objectif est d’atteindre un public plus large, y compris les personnes qui parcourent nonchalamment leur fil d’actualité Facebook, et d’influencer leur opinion sur les questions en jeu. Ce groupe susceptible de persuasion est souvent désigné comme “le centre indécis” (en anglais, “movable middle”), et #iamhere cherche à l’influencer à l’aide de contre-arguments logiques et factuels. De nombreux membres de #iamhere s’engagent dans le contre-discours également dans le but de faire savoir aux autres qu’ils ne sont pas les seuls à s’opposer aux discours de haine. Les sections de commentaires en ligne peuvent donner une impression de haine généralisée, ce qui n’est pas nécessairement représentatif de la majorité. En partageant les opinions divergentes et en encourageant un dialogue plus constructif, il.elles permettent à d’autres personnes qui seraient restées silencieuses d’exprimer leur point de vue et de se joindre à la conversation en tant que porteuses de contre-discours. #iamhere se nourrit des efforts de collaboration et de l’utilisation stratégique de la plateforme Facebook pour favoriser une culture de la tolérance, de la compréhension et de l’expression fondée sur des faits. À travers leur dévouement, il.elles s’efforcent de créer un environnement virtuel où les discours de haine sont noyés et où les voix de la raison et de la compassion prévalent.

Mirrors of Racism

La campagne brésilienne Mirrors of Racism (en français, “les miroirs du racisme”) constitue un exemple frappant de l’utilisation de l’amplification stratégique pour répondre à la haine. En 2015, la journaliste Maria Julia Coutinho (plus connue sous le surnom de Maju) est devenue la première présentatrice météo noire de l’émission d’information Jornal Nacional, qui est diffusée à une heure de grande écoute. Ce moment historique a déclenché une vague de racisme en ligne, certain.es Brésilien.nes émettant des torrents de haine non seulement contre Maju, mais aussi contre d’autres Brésilien.nes noir.es.

En réaction, Criola, une organisation brésilienne de défense des droits des femmes, s’est associée à l’agence de publicité W3haus pour concevoir une campagne de lutte contre le racisme. Elles ont décidé d’aborder le problème de front en collectant des commentaires manifestement racistes et grossiers. Ces propos malveillants ont ensuite été placardés en lettres énormes sur des panneaux d’affichage stratégiquement placés dans cinq villes brésiliennes, dans les quartiers où vivaient les auteurices de ces messages de haine. Chaque panneau d’affichage comportait également le commentaire suivant : “Racismo virtual, consecuencias reales” (“Racisme virtuel, conséquences réelles”).

La stratégie de la campagne consistait à sortir le racisme de l’internet et à l’exposer dans les rues afin que la population (de la région) prenne conscience des dommages causés par ces actes virtuels“, expliquait Lúcia Xavier, la coordinatrice générale de Criola. Afin d’amplifier le message et le contenu de la campagne, W3haus a diffusé les vidéos résultant d’entretiens réalisés avec des Brésilien.nes au sujet des panneaux d’affichage. L’une de ces vidéos montre les réactions des passant.es lorsqu’ils découvrent les affiches : un homme blanc d’âge moyen observe que certain.es Brésilien.nes ont tendance à ignorer l’existence du racisme, mais que le panneau attire l’attention sur ce problème urgent de manière effective. Dans une autre, l’auteur de l’un des messages racistes se tient devant un panneau d’affichage comportant ses propos et sa photo de profil floutée, et présente ses excuses à une femme noire. Ces vidéos ont ensuite été publiées en ligne, ce qui a permis d’étendre la portée de la campagne bien au-delà des communautés où se trouvaient les panneaux d’affichage et de diffuser largement le message de lutte contre le racisme.

Hasnain Kazim

Pour Hasnain Kazim, un journaliste allemand qui écrit sur des sujets tels que la politique en matière de réfugié.es et la montée du parti de droite populiste Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne, recevoir des courriers de haine est une source constante de douleur. Bien qu’il soit né en Allemagne et qu’il ait grandi dans une petite ville du pays, les gens supposent souvent qu’il est étranger en raison de son nom pakistanais et de sa peau foncée, et lui envoient des messages furieux affirmant qu’il n’a pas le droit de commenter les affaires allemandes. La plupart l’attaquent en tant que musulman (ce qu’il n’est pas) et lancent des remarques haineuses, souvent violentes, sur les musulmans et l’islam en général. Certain.es posent des questions auxquelles Kazim répond, souvent longuement. Contrairement à la plupart des auteurs de contre-discours qui ne répondent qu’une seule fois, Kazim s’engage dans des dialogues prolongés avec les lecteurices, essayant parfois laborieusement de les éduquer sur des sujets tels que le port du hijab ou la liberté d’expression, et parfois réduit à l’échange de sarcasmes.

En 2016, poussé par une xénophobie croissante similaire à celle qui a inspiré Mina Dennert à lancer le groupe de contre-discours #iamhere, Kazim a entrepris de répliquer à autant de courriers de haine que possible, souvent de manière humoristique. Il a répondu à des centaines de messages. Bien que cette tâche écœurante lui ait pris beaucoup de temps, il pensait qu’il était important de s’opposer au type de haine vicieuse et violente qui lui est souvent adressé. “Ce qui me fait peur“, écrit-il, “c’est que je constate une érosion de la résistance” à cette haine dans la société allemande. Dans un cas, un lecteur seulement identifié comme “Christ2017” lui a demandé : “Mangez-vous du porc, M. Kazim ?”Non”, a répondu Kazim, “Je ne mange que de l’éléphant et du chameau. L’éléphant bien cuit, et je préfère mon chameau saignant.” “Vous voulez être allemand, mais vous ne mangez pas de porc !?” a poursuivi Christ2017 en traitant Kazim, sans ironie, de “porc islamiste”. La réponse de Kazim : “Je ne savais pas que tous les Allemands mangeaient du porc. Merci pour vos éclaircissements, maintenant, je sais : le porc participe de la Leitkultur (en français, la culture dominante”) allemande ! Malheur à celui que je rencontrerai au prochain barbecue et qui ne se fourrera pas une saucisse de porc dans la bouche ou qui sera même, oh malheur, pire que le pire des islamistes, un végétarien !” Et Christ2017 de le menacer : “Soyez très discret en tant qu’islamiste invité dans notre pays !

En au moins une occasion, lorsque l’expéditeur de menaces violentes mentionne des détails sur sa profession par effronterie ou accident, Kazim l’a signalé à son employeur. L’un de ces cas s’est produit en août 2020 lorsque Kazim a reçu un courriel l’informant qu’il “devrait d’abord être salement démonté, puis égorgé et pendu par [ses] intestins“, et qu’il était un “parasite étranger dégoûtant et sale” qui osait “s’exprimer contre le fier peuple allemand“. L’auteur de ces propos avait envoyé son courriel à partir de l’adresse professionnelle de l’entreprise allemande dans laquelle il était représentant commercial. Kazim a pu trouver les coordonnées de l’employeur et a envoyé le contenu du courriel au conseil d’administration de l’entreprise, l’avertissant que si aucune mesure n’était prise, il en ferait “toute une histoire”. Quelque temps plus tard, Kazim a reçu une copie de la lettre de démission de l’intéressé. En 2018, M. Kazim a rassemblé de nombreux courriers de haine ainsi que ses réponses, et les a publiés, accompagnés de commentaires détaillés et stimulants, dans un livre intitulé Post von Karlheinz (“Lettres de Karlheinz”). Le livre s’est vendu à plus de 100 000 exemplaires. À l’heure où nous écrivons ces lignes, il n’a pas encore été traduit ni en anglais ni dans d’autres langues. Depuis, Kazim a publié deux autres livres sur le contre-discours, dont Auf sie mit Gebrüll! … und mit guten Argumenten (en français, “Marchez vers eux dans un rugissement — et avec de bons arguments”) et Mein Kalifat: Ein geheimes Tagebuch, wie ich das Abendland islamisierte und die Deutschen zu besseren Menschen machte (en français, “Mon califat : Un journal secret sur la façon dont j’ai islamisé l’Occident et rendu les Allemands meilleurs”).

Reconquista Internet

Reconquista Internet (RI) a été lancé à la fin du mois d’avril 2018 par la personnalité de la télévision allemande et humoriste Jan Böhmermann, qui l’a annoncé lors de son émission d’information satirique populaire Neo Magazin Royal. Böhmermann a partagé un lien vers un groupe Discord privé sur son compte Twitter, attirant un nombre stupéfiant de 8 700 membres dans les trois premières heures.

La devise de RI est “Wir sind nicht GEGEN etwas. Wir sind FÜR Liebe und Vernunft und ein friedliches Miteinander” (en français, “Nous ne sommes CONTRE rien. Nous sommes POUR l’amour, la raison et la coexistence pacifique”). Certains membres s’en tiennent néanmoins à l’appel à l’action initial, lequel comportait une devise assez différente : “Nous sommes les abrutis qui gâchent le plaisir de l’internet pour les abrutis qui ont gâché le plaisir de l’internet pour nous” (“Wir sind die Wichser, die den Wichsern, die uns den Spaß am Internet verderben, den Spaß am Internet verderben”). Pour eux.elles, “gâcher le plaisir” des adhérent.es de RG comportait de nombreux types de réponses, y compris le fait d’infiltrer les canaux Discord de RG et les inonder d’expressions idiomatiques allemandes traduites en anglais juste “parce que cela nous faisait rire“, comme l’a expliqué l’un d’entre eux.elles. Cependant, de nombreux membres de RI ont adhéré à la suggestion de “troller avec amour” en évitant le vitriol et la haine dans leurs réponses. Joshua Garland et ses collègues ont étudié l’impact de RI sur le discours public en ligne en Allemagne. Il.elles ont collecté plus de 9 millions de tweets provenant de RG et de RI et ont créé un classificateur permettant d’identifier et d’encoder ces messages soit en tant que discours de haine, contre-discours, ou ni l’un ni l’autre. À partir de 135 500 “conversations Twitter entièrement résolues” qui ont eu lieu entre 2013 et 2018, les chercheur.euses ont constaté qu’après la formation de RI, l’intensité et la proportion de discours de haine ont apparemment diminué. Les chercheur.euses observent que “ce résultat suggère que le contre-discours organisé pourrait avoir aidé à contrebalancer le discours polarisé et haineux, bien que la causalité soit difficile à établir au regard du réseau complexe d’événements en ligne comme hors ligne qui ont agité l’ensemble de la société tout au long de cette période.”

Megan Phelps-Roper

Alors que Megan Phelps-Roper n’était encore qu’une enfant, son grand-père Fred Phelps, un prédicateur qui a fondé la minuscule Westboro Baptist Church, est entré en rage à cause de rumeurs selon lesquelles des homosexuels se rencontraient dans un parc voisin pour avoir des relations sexuelles. En 1991, il a envoyé des membres de l’église défiler devant le parc en portant des pancartes férocement homophobes. Ils ont persisté, quotidiennement, même après l’arrivée de contre-manifestants en colère.

Au fur et à mesure que Phelps-Roper grandissait, la nouvelle pratique emblématique de l’église Westboro, le piquetage, prenait de l’ampleur. Elle et sa famille élargie ont défilé dans l’ensemble des États-Unis, y compris lors de funérailles de soldats américains tués en Irak et en Afghanistan, pour promouvoir l’idée de Fred Phelps selon laquelle la mort d’un soldat américain était une punition de Dieu contre l’ensemble du pays pour avoir toléré l’homosexualité. Adolescente, Mme Phelps-Roper a créé un compte Twitter et, en 2009, elle a commencé à utiliser cette plateforme pour propager la haine. Le nombre de ses abonné.es s’est rapidement élevé, mais de nombreuses personnes contestaient ses tweets et s’opposaient aux idées qu’elle tentait de répandre. Peu à peu, ses opinions dogmatiques ont évolué.

Selon Mme Phelps-Roper, deux types de messages se sont révélés particulièrement efficaces pour la faire douter. Tout d’abord, des personnes ayant des connaissances et des convictions religieuses (dont un rabbin) ont remis en question l’interprétation de la Bible par l’église Westboro. Parmi les arguments opposés à ses idées, elle précise que ceux qui se situaient dans le domaine de l’enseignement biblique avaient le plus de chance de l’atteindre. “Les arguments athées étaient tellement éloignés de ce que j’aurais pu faire qu’ils ne pouvaient pas être aussi efficaces“, dit-elle. Par contre, elle était davantage sensible à ceux qui “acceptaient les prémisses de mes croyances (la Bible), mais essayaient ensuite d’y trouver des incohérences. C’est ce qui a ouvert la voie au reste.”

Le deuxième type de message qui a influencé Mme Phelps-Roper provenait de personnes qui s’adressaient à elle poliment et essayaient d’entrer en contact avec elle sur un plan personnel, en discutant de sujets sans rapport avec ses propres tweets, comme la musique et la nourriture. Elle a noué des liens d’amitié avec certaines de ces personnes et cite le sentiment croissant de communauté entre elle et ceux.elles qui lui répliquaient comme l’une des principales raisons du succès des efforts de contre-discours. Plutôt que de juger ses croyances et son comportement par rapport aux normes d’une communauté dont elle ne faisait pas partie, les porteur.euses de contre-discours ont d’abord entrepris d’apprendre à la connaître. Une fois qu’elle s’est sentie en communauté avec eux.elles, leurs normes ont commencé à avoir un sens à ses yeux. En novembre 2012, elle a quitté l’église.

Peu après avoir quitté Westboro, Mme Phelps-Roper a décidé de poursuivre son travail sur Twitter. Mais au lieu de propager la haine, elle s’est consacrée au contre-discours. Aujourd’hui, elle emploie un grand nombre des tactiques qui étaient autrefois utilisées contre elle : utiliser des arguments factuels, essayer de trouver un terrain d’entente et reconnaître l’humanité des autres utilisateurices de Twitter.

En 2017, elle a donné une conférence TED avec des conseils pour les contre-intervenants, et en 2019, elle a publié un livre sur ses expériences intitulé Unfollow : A Memoir of Loving and Leaving Extremism.

Ressources (en anglais)

Recherches et ressources du Dangerous Speech Project

Autres publications universitaires

Ressources d’autres ONG

Centre de ressources de Facebook sur le Counterspeech

Ressources en français

Remarques finales

Le FFS remercie les institutions suivantes pour leur soutien dans la réalisation de cette boîte à outils.

Pour plus d’information sur le FFS, veuillez consulter le site : https://futurefreespeech.org/

 

Pour les contacts presse, veuillez vous adresser au directeur exécutif du FFS, Jacob Mchangama, à l’adresse suivante : jacob@futurefreespeech.org.

 

 

La boîte à outils a été traduite en français par Pierre François Docquir

This toolkit has been transalted into French by Pierre François Docquir

 

Bio

ENG  

I’m a researcher and consultant in the fields of international Human Rights Law and Internet and media law and policy. My work has focused on the protection of freedom of expression in the changing context of contemporary media landscapes. My professional experience covers policy development and implementation in complex political environments and dealing with public authorities and private stakeholders (industry actors and civil society groups) on issues of internet and media regulation, the preparation and delivery of expertise and training missions for international institutions, research and development of policy documents, advocacy, the management of legal cases, communication, programme management and staff management. My publications include a volume on the evolution of media regulation in the age of convergence, a book on comparative free speech law (US-ECHR), and numerous articles on the protection of human rights in digital and offline contexts.

FRA 

Je suis chercheur et consultant dans les domaines du droit international des droits humains et du droit et de la régulation de l’internet et des médias. Mon travail s’est centré sur la protection de la liberté d’expression dans le contexte changeant des paysages médiatiques contemporains. Mon expérience professionnelle couvre l’élaboration et la mise en œuvre de politiques dans des environnements politiques complexes, les relations avec les autorités publiques et les parties prenantes privées (acteurs du secteur et groupes de la société civile) sur les questions de régulation de l’internet et des médias, la préparation et la réalisation de missions d’expertise et de formation pour des institutions internationales, la recherche et l’élaboration de documents politiques, la défense d’intérêts, la gestion d’affaires juridiques, la communication, la gestion de programmes et la gestion du personnel. Mes publications comprennent un volume sur l’évolution de la réglementation des médias à l’ère de la convergence, un ouvrage sur le droit comparé de la liberté d’expression (US-ECHR), et de nombreux articles sur la protection des droits humains dans les contextes numériques et hors ligne.

Pour le FFS, il a effectué la traduction en français de la boîte à outils sur l’utilisation des contre-discours pour lutter contre la haine en ligne.